Acquaalta pour ceux qui ne feront pas le voyage. Les barques à fond plat de Céleste Boursier-Mougenot transportent d’une rive à l’autre les passants, leur faisant rebrousser chemin d’une trentaine de mètres jusqu’au hall quitté par un autre chemin au moment précédent. Cette distance, tout juste ce que le regard permet de brouiller dans la pénombre que produit le virage du bâtiment lorsqu’il n’est pas éclairé, s’embrasse comme une promesse. Elle est immédiate, on ne la touche pas encore mais elle est presque là ; offerte à porté de rames.

Seuls au monde sur les eaux immobiles du Palais de Tokyo, l’humidité, la station debout et la grande rame que l’on manie depuis la tête de l’embarcation donnent sa lenteur à la traversée. Elles sont livrées en silence, d’un geste du menton avec seulement la recommandation de se déchausser. L’interdiction formelle de se retourner sur soi, le regard attiré dès le départ par le bout du chemin qui se donne et force dans le cœur des traversants son irrésistible attrait doit être suffisant ; il est suffisant pour faire naitre le brouillard de la lagune. Le ponton quitté, l’autre rive en vue, reste l’eau, absente de clapotis, et la force des bras pour progresser dans l’épaisseur sans durée du franchissement. Il dure à peine une poignée de minutes.

Effectivement l’eau a commencé à s’infiltrer. Les ratés dans la manipulation de la rame ont permis d’en accentuer la prégnance, et l’œil qui s’adapte si bien aux changements d’atmosphère aura annoncé l’aube et fourni le jour avant même que la nuit ne se soit avancée. L’iris, ployant et se déployant, a mécaniquement épousé la poésie de cette esthétique de la fin. La fin, on y est sans attendre, progressant vers elle sans angoisse il suffit de goûter au manque pour que celui-ci se soit éclipsé et que le embarcadère soit à nos pieds. Sans passé il ne peut avoir de regrets d’un temps écoulé. Il n’y a pas de souvenir à conserver, pas de souvenir à oublier. D’autres nous précèdent, d’autres nous suivent, le passage est presque obligatoire. Il est un fait que l’on peut cocher.