Telle une moraine appuyée à flanc de montagne, forte de milliers de pierres accumulées par l’énergie titanesque d’un glacier en mouvement, le musée imaginaire de Patrice Chéreau est d’une insondable richesse. En parcourir les flancs et le ventre, sonder son front et ses queues de comètes, révèle démembré un formidable champ de batailles.

Sous Anselm Kiefer gît Georges de La Tour, sous Gerhard Richter, Delacroix, Dante et Géricault ; tout autour d’eux une quantité invraisemblable de peintres, de corps et de ruines, de gloires et de guerres, de reines et de présidents de la Troisième République fomentent en silence le terreau de leur renaissance. L’édifice effondré qui gronde au pied de son socle et alimente en débris la cour constamment balayée par les va-et-vient des acteurs a servi de décor aux épopées qui l’ont mis à bas autant qu’à celles qui l’ont célébré. La logique de cette progression emporte tout avec elle, le roulement des œuvres comme celui des rochers sert à construire des murs et les murs servent à protéger des pierres prélevées dans d’autres murs. Cet assemblage informe, cette scène en marche alimentée par des siècles de charniers, déplace ce que l’on croyait inamovible, elle palpite sous le flot des sangs qui ont quitté les corps et qui circulent à la manière d’un organisme géant et composite.

S’érigeant et s’effondrant, repoussant les voûtes pour créer des pluies de linteaux que sans cesse remontent les convulsions de la moraine, cet organisme fait apparaître les œuvre sous leur jour le moins complaisant. Car Patrice Chéreau les emprunte pour les user, il les bouscule et les regarde s’abimer puis les ramasse avec la plus grande douceur ; il leur pardonne tout, la vérité qui glace, le mensonge, les minauderies, les bassesses et les anecdotes, mais exige leur cœur. C’est ainsi qu’il parvient à les extraire des habitudes du regard. Avec elles, il tente de combler l’impassible vide creusé dans la gorge du monde blessé par la barbarie des hommes.