De Jordaens on ne connaît jamais le ciel, son travail comme on l’aime est enfermé dans des intérieurs à tiroirs, des théâtres de joyeusetés disposés sous des paravents où s’entrechoquent les rires et les cris – de nuages, pris dans des courants d’air, jamais. C’est pourtant cette sensation qu’offre l’une des toutes premières toiles de l’exposition au Petit Palais. Il s’agit d’une vue de ville ouverte sur une mer immense, verte sous un ciel joufflu, et remplie de maisons formant un amas de toutes petites choses couleur rose chair.

Passé cette fenêtre sur l’extérieur, l’exposition referme la porte et se présente comme un parcours dans un intérieur bourgeois néerlandais. Deux Autoportraits, dont un en famille, et un autre tenant une statuette à la main, posent le peintre  au niveau du regard, précisément à la hauteur où l’on peut tripoter des yeux la matière vivante qu’il parvient à faire prendre, bien mieux que les boîtes de pétri de la chirurgie réparatrices.

Ce que démontrent les tableaux bibliques, qui, tous, ont des têtes flamandes et bien nourries. Mais toutes fastueuses soient ces scènes, elles n’en sont pas moins emplies d’une dévotion humaine et humble. La Sainte famille de 1620 montre un enfant Jésus amusé, une Marie pensive et un Joseph vieux. Le tableau témoigne de l’attachement de l’artiste à l’inscription de la foi dans un quotidien plein de mystères. Les Quatre Évangélistes sont aussi de cet ordre, la lecture est pour eux un questionnement, on les voit un peu bébêtes, presque niais face à l’ampleur de la tâche qu’ils ont à réaliser.. Sainte Apolline a le visage révulsé, la bouche entrouverte ; dans la laideur, c’est toute la convulsion de la foi qui apparaît. Souvent grotesques, les expressions saisies par le peintre pointent et martèlent notre nature faillible. Le Christ en Croix, chef d’œuvre d’humanité, consacre la justesse du peintre. La nature morte au sol, crânes humains et animaux, gît aux pieds d’un personnage que l’on ne voit pas. Il est caché, mais sa robe mordorée et ses voûtes plantaires terreuses résument la souffrance de tous les visages présents. Seul l’enfant grimace, innocent, il ne comprend pas. Les autres retiennent leur cœur sous le visage détendu du Christ qui pend sur sa poitrine vide de souffle.

Deux tableaux représentent Adam et Eve. Non pas leur chute, mais leur incarnation que, par le dédoublement de la composition, presque similaires, mais narrant deux moment distincts, Jordaens réussit à faire apparaître sur les visages d’Adam et d’Eve. Celui d’Adam, dubitatif dans la toile de droite, se réjouit dans la seconde. Avide et empressé de lui aussi goûter au jus, le mouvement de ses lèvres s’étire le long de son bras qu’il tend vers le fruit qu’Ève croque déjà. Elle, fesses à gauche fesses à droite, se dandine sous le regard d’un bœuf dont le présence dans le cadrage semble avoir été motivé par le désir de la bête de passer à la postérité. Le péché est une farce que Jordaens s’appliquer à moquer.

Côte profane, l’artiste exacerbe la débauche des meurs, il s’en fait le meilleur commentateur, tous y passent, jeunes avides, vieux libidineux, idiots, nigauds, animaux et satyres. Les ventres pendent, les plis se creusent de crasse, les poitrines débordent d’avoir trop porté de naissances, les regards parfois naïfs, parfois complices, posent pour l’artiste toutes les subtilités de la société bourgeoise naissante. La dignité presque aristocratique que Jordaens empruntait à ses débuts n’existe plus. Le roi boit ! Il lève son vers à la concupiscence de ses convives. Comme les vieux ont chanté, ainsi les jeunes jouent de la flûte annonce un tableau. En effet, il est beaucoup question pour les personnages de Jordaens de souffler dans des tubes. C’est que chez lui tout est bien gonflé, et les rares cas ou ce n’est pas, c’est plutôt que cela ne l’est plus. Le bruit qui accompagne ces tableaux est terrible. C’est un bruit de vaisselle, un bruit d’ivrognes joyeux, de rires et d’embrassades.

Les filles de Cécrops découvrant l’enfant Érichthonios sont l’archétype de l’opulence faite gras, ces femmes sont tout bonnement grosses, gavées comme des oies. Le summum est atteint avec les fesses pleines de capitons de Candaule faisant épier sa femme par Cygès. De la femme on voit le postérieur pris entre les cuisses et les plis du dos. Le tout dans une matière riche et épaisse.

La technique de Jordaens fait corps avec ses sujets, mais lui même ? Au souvenir des autoportraits qu’il laisse on constate, qu’ingrat, il a conservé la ligne.