Ce sont les processus narratifs qui cette année sont au cœur de la visite de la Biennale de Lyon. Sauf qu’à systématiquement donner la parole, on finit par se retrouver dans le brouhaha – pour un temps, la Sucrière redevient une usine. C’est que la perception des œuvres est précédée par celle de leurs bruits, de la musique et des sons qui nous parviennent tous à la fois. Cela crée une narration riche de la multiplicité des histoires qui s’y chevauchent.

Dans ce bruit, plusieurs œuvres tirent leur épingle du jeu. Étrangement, c’est le cas de la peinture d’histoire de Thiago Martin de Melo. Ces immenses peintures gestuelles et figuratives, toutes en épaisseurs, en croûtes et appendices huileux racontent une histoire amérindienne. Dans son entreprise rien n’arrête le peintre ; exhaustive et complète, la mélasse souffrante qu’il offre ne nous épargne aucun détail macabre. En face, Erró profite du temps exigé par son voisin pour attirer à lui les regards. À la comparaison, on comprend qu’il fait la même chose de l’Occident que Martin de Melo de l’Amérique latine. Mais ici, les codes sont lissés par la culture médiatique et exutoire de la bande dessinée qui transforme tout ce qui était violent en présences allusives.

Attirent aussi à elles certaines installations silencieuses. Plus vrai que nature, The Word is not Your Oyster, l’intérieur post-moderne de Margaret Lee & Michele Abeles, créé un bref espace de malaise. Le miroir qu’elles offrent aux amateurs de contre-culture cultivée reste longtemps en tête. C’est comme si la réalité rencontrait son reflet idéalisé, et que l’écho arythmique de cette rencontre chamboulait l’idée que l’on se fait de soi. Pareillement, l’installation de Anicka Yi fait, sans un bruit, naître sous l’estomac une lourdeur qui l’on perçoit encore bien après s’en être éloigné. Sous vide est un petit espace recouvert de faïences blanches scellées de noir – il n’y a rien à l’intérieur –, à l’extérieur, plus de faïence, mais trois orifices qui laissent, sur un mur blanc, s’écouler trois filets jaunes et translucides d’un fluide épais que récupère une rigole. Le circuit est fermé. Plus loin est suspendu un pull, d’où s’extrait un bouquet de fleurs frit dans l’huile, odorant et gras comme un beignet. L’un et l’autre rendent le regard poisseux comme seul peut le faire une visite dans une pissotière dans l’arrière cuisine d’un restaurant au Portugal. Dépaysement garanti.

Parmi les œuvres bruyantes, celle de la Bruce Hight Quality Foundation parvient à donner l’impression qu’elle fédère les autres. C’est une sculpture reprenant grossièrement la forme de Psyché ranimée par le baiser de l’Amour de Canova. Y est associée par hautparleurs une voix qui raconte son enfance, une voix douce et enfantine, guère plus qu’adolescente qui implore sa mère de se lever, de ne plus être une larve, de quitter le canapé, de se mettre en mouvement. C’est la voix d’une génération qui demande ces prédécesseur de ne pas abandonner, de se reprendre, de quitter les paradis hallucinatoires qu’ils se sont construits sur les ruines laissées par ceux qui, encore avant, étaient là. Cette œuvre fonctionne comme une série américaine. On la trouve intelligente, forte et assez subtile. Or, avec du recul, cette subtilité s’émousse et laisse voir les schémas et les stéréotypes sur lesquels elle est bâtie. Even Pricks, la vidéo de Éd Atkins fonctionne un peu de la même manière. Sauf qu’ici, seuls les mécanismes de bande annonce sont conservés. Projetée sur un mur, elle donne une ambiance très musclée et rythmée, tous les codes sont réunis pour accrocher le regard et donner envie d’en voir plus. L’impact de la musique y est absolument essentiel. L’histoire est celle d’un pouce.

Plus discrète est la vidéo de Yoko Ono. Elle est bien connue puisqu’il s’agit de Cut piece, où on voit des jeunes gens anonymes et hilares découper dans ses vêtements. Sur l’écran, le visage de l’artiste est parfaitement reconnaissable, elle regarde dans le vide, triste et à demi effrayée par l’action qu’elle a elle même orchestrée. Évidemment, on se prend d’affection pour sa fragilité. Mais plus les visages se succèdent, plus on se rend compte que, si l’on sait qui est Yoko Ono, on ne sait rien de ses hommes à bananes, jeunes et insouciants qui découpent dans les vêtement de la futur icône médiatique. Aujourd’hui, ils doivent être vieux et avoir perdu leurs cheveux.