Le seuil de l’espace d’exposition d’Adel Abdessemed au Centre Pompidou est occupé par Le Cheval de Turin. Cabré sur ses pattes avant, le train arrière pointé dans notre direction, le petit canasson blanc menace gentiment, il indique la sortie – celle-là même où se trouvent les visiteurs en l’apercevant.

Derrière lui les choses se corsent, un couloir aménagé de larges alcôves présente de manière chronologique le travail de l’artiste. La montée en puissance est palpable. Mais c’est pourtant un sentiment de décélération qui s’impose à mesure que l’acuité du regard se renforce. D’une cellule à l’autre, les rythmes s’apaisent et les œuvres deviennent de plus en plus lourdes. La boucle vidéo de Pressoir, fais-le est sèche et saccadée, on y voit un pied s’abattre sur un citron, le coup est porté sans état d’âme, brusquement et absolument sans autre fin que celle du bruit de la pulpe qui explose. De même, dans le Joueur de flute qui lui fait face, la musique ne reprend jamais son souffle. La vidéo tourne sans fin, laissant un roi nu et vieillissant imprimer implacablement sa mélodie aux oreilles de l’assistance. La litanie n’est pas vraiment désagréable mais tous entendent parfaitement que le son est mauvais.

C’est tout l’inverse que l’on observe dans les œuvres suivantes. Bourek – œuvre emblématique s’il en est – résulte de la compression d’un cockpit d’avion aplati puis roulé sur lui-même et maintenu par une sangle à la manière d’une paupiette de veau. L’ambiguïté de l’œuvre, mi-catastrophe aérienne, mi-déjeuner dominical, ne permet pas de se positionner immédiatement, d’autant plus que si son pouvoir métaphorique dans le domaine culinaire est très grand, la frayeur de l’avion est elle commune à tous. Ce qui induit une forme de solidarité dans la peur à laquelle s’oppose la dispersion des plaisirs de la chair. Who’s afraid of the big bad wolf ?, la dernière œuvre, ne stimule même plus l’élasticité du plaisir. Ce très grand tableau ne montre que « l’instant d’après » : un véritable magma d’animaux naturalisés, agglutinés et incendiés par l’artiste. Le résultat est effrayant, mais l’odeur de souffre a disparu, les yeux des animaux, ternis par les flammes, ont cessé de briller – cette croûte de presque 8 mètres de long nous rappelle la condition de nos morts, le silence.

Dans un second espace, plus vaste et ouvert sur l’extérieur, Adel Abdessemed a dispersé de l’exposition. Ici on respire, les distances s’assouplissent, on peut à loisir tourner autour des sculptures, vaquer d’un signe à l’autre. On plonge alors dans une semi-conscience des œuvres – las, le petit canasson blanc du début prend un tout autre air quand on le voit de face, moins ironique et presque suppliant.