Le corps de Francesca Woodman est partout. Passager dans un espace qu’il traverse avec allégresse, il se meut, danse et pose dans la lumière d’une journée de répit. La chambre est décrépite, mais il n’est rien qu’à elle.

Francesca Woodman gambade et son corps est chaque fois différent. La femme que l’on découvre sur les petits tirages jaunis refuse de se laisser saisir unilatéralement. Sans jouer la comédie ni forcer le trait, elle donne une épaisseur insoupçonnée à son corps et à ses traits : ce ne sont jamais ceux que l’on attend et que l’on connaît grâce aux livres. Elle roule, tantôt nue, tantôt vêtue, d’une chaise à l’autre, tel un souvenir insaisissable qui, à chaque fois qu’on le croit à portée de main, bouge encore et disparaît dans une nuée de doutes où plus rien ne peut être distingué nettement. Sa forme se déploie et vibre, elle circule, suit les lignes et les creux des doubles-fonds créés par les miroirs, les cages de verre, l’encadrement des portes, ses propres bras, ses mains, le « s » de ses hanches ; tout ce qu’elle touche se transforme en socle, tout ce qu’elle frôle se met à fissurer et ouvrir des brèches dans l’impassibilité qui nous noie la plupart du temps. La photographe se hisse et se faufile dans ces passages, qu’ils soient une partie de son propre corps ou de simples morceaux de papier arrachés aux murs et à la lèpre qui les ronge.

L’intense présence qui se dégage de ces mises en scène agit comme un révélateur grâce auquel l’image se trouve remplie d’un agréable frémissement. Il suffit de se laisser porter pour que la révélation ait lieu. Ce qui apparaît est tout aussi étrange. Nulle accusation, nul bouleversement, mais le sentiment d’être à demi aveugle et de se trouver face à quelque chose qui nous dépasse, quelque chose d’autre que soi. Une altérité renouvelée qui ne revendique rien, mais pour cette fois accepte de lever le voile, sans nous y inviter, sur les mondes auxquels elle ouvre.