Le dessin a ses mystères. C’est là, plus encore qu’ailleurs, que l’on voit la main à l’œuvre. Ceux de Sturtevant posent une question aux observateurs : savez-vous vraiment ce que vous regardez ? Voyez-vous vraiment la main à l’œuvre, voyez-vous le génie que vous célébrez ?

En s’emparant du travail de ses homologues masculins, Sturtevant soulève le voile qui sépare la création de son auteur. Ce voile, légèrement opaque, qui permet de retenir les regards et de faire en sorte qu’ils ne s’abîment pas littéralement dans l’œuvre, fonctionne comme un filet de sauvetage où il est bon de se laisser attraper après s’être fait peur en songeant que si l’on observait vraiment on découvrirait le vide, infini, qui nous sépare de la connaissance intime et profonde du travail des artistes. Sturtevant est allée en prélever des morceaux, partout autour d’elle, pour en faire des boutures. Des boutures d’Andy Warhol, de Jasper Johns, de Roy Lichtenstein, de James Rosenquist ou Marcel Duchamp, qui ont pris dans le terreau de sa propre créativité. Là, elles se sont révélées égales à elles-mêmes, déployant sans attendre, et avec un impeccable mimétisme, leurs habitudes les plus éculées. Dans leur nouvel environnement, les boutures ont reproduit tous les schémas qui les font reconnaître au premier coup d’œil. Le clone de Warhol reste Warhol, le clone de Johns reste Johns.

Mais tous sont à la fois Sturtevant, car tous sont de sa main. Quand ils se télescopent dans une même feuille – tout particulièrement à l’occasion des Composite Drawings –, ces artistes cèdent à Sturtevant, qui ne leur demande pas leur avis, toute autorité sur la manière de faire. En effet le dessin ne triche pas ; Warhol n’est plus Warhol, Johns n’est plus Johns. Seule Sturtevant manie les crayons et dispose de sa spontanéité pour les manipuler. Alors, dédoublé, le voile protecteur devient une gêne. Entre les deux épaisseur une désagréable friction naît tant et si bien que l’on ne parvient plus à s’y abandonner. Empêtrés dans l’image et le doute, coincés après avoir été pris en faute par l’habitude, l’œil et l’esprit se crispent et, à leur tour, cèdent à Sturtevant.