Du bout des doigts Picasso transforme ce qu’il touche en pierre. C’est ainsi qu’Une pomme devient un véritable petit monde organisé en restanques et en terrasses où l’on circule comme sur un belvédère. De toutes parts à sa surface la vue et ouverte, chaque escalier, chaque rampe se doit de tourner avant de s’ouvrir sur un point de vue inédit. Il en va aussi ainsi des Baigneurs et baigneuses face au soleil. Leur petit groupe bravache est déployé pour se faire dorer. Or ils sont fins et plats et le vent se faufile entre leurs membres comme dans les branches nues d’un platane au soleil du mois de janvier.

Démultipliée, la sculpture de Picasso agit tel un jeu de miroirs. Les Fous, les Fernandes et les Verre d’absinthe se répondent et élèvent autour d’eux un palais des glaces imaginaire où chaque choc induit un écho qui se propage et à son tour se dédouble à la rencontre d’un autre soi-même. La réunion de ces exemplaires en bronze et en plâtre révèle la plasticité de l’univers mental de l’artiste. Le sujet est à la fois trituré formellement et intimement. Il existe pour lui-même mais il est aussi pris dans l’enchainement des œuvres de l’artiste avec sa vie personnelle. Chaque itération est une tentative pour obtenir plus du sujet tout en le poussant un peu plus à la périphérie de l’espace de travail. L’atelier de Boisgeloup est cet antre de poussière blanche où se dressent sur leur socle de chêne antique des figures mûres d’un éternel été. C’est l’Acropole de l’amour, tout est ruiné et tout se relève à chaque instant par un mouvement circulaire infini, une valse à grandes brassées longue de plusieurs années et dont les particules se déposeront tout au long des décennies suivantes.

Deux femmes se font face. L’une est de bronze, l’autre, son original de plâtre, est modelé autour de brisures de poterie. Toutes deux ont les bras tendus le long du corps, le poing droit serré. Leur silhouette raide, chargée de rondeurs, leur donne l’aspect de cariatides, mais le poids qu’elles portent ne se trouve pas dessus de leur tête, il se dresse devant elles, en leur sein, pratiquement à l’horizontale comme la plus pure et la plus innocente des revendications. Elles sont enceintes.