Bien sûr il y a les cadavres. Et ils sont pires que ceux que l’on a l’habitude de s’imaginer. Leur chair, doublement ébranlée par l’assaut des balles et par la déperdition de l’image numérique, se délite et se répand à la manière de grands bouquets de fleurs en putréfaction.

Horribles ils le sont, mais ne le sont pas parce que l’artiste les a choisi plus durs, ils le sont parce qu’à présent on les regarde. On les voit, prit dans le contexte d’une œuvre composite faite de collages et de rapprochements picturaux déployés sur toute la surface des murs de la galerie : des mares de sang où naviguent aussi bien les boyaux des enfants sacrifiés que les éclats vermillon standardisés des matrices photographiques. C’est toute la peinture d’histoire qui revient, avec ce qu’elle charrie d’impératifs décoratifs et édifiants. La violence de ces images, si elle accapare immédiatement le regard par son ambiguë séduction, est parfaitement domestiquée par l’artiste. La forme qu’il lui donne la fait s’écouler. Agrandie au-delà de l’échelle humaine, diluée dans de gros moments abstraits et monochromes, elle se fait monumentale. L’œuvre en change la destination du drame. Elle en fait une présence, ni plus témoin ni témoignage. Elle tapisse les murs que sa surface en écaille recompose comme autant de regard porté sur le moment que présente l’artiste. Chaque morceau du collage, détourné du travail d’assèchement opéré par le double canal de la médiatisation et de l’oubli, fonctionne comme un rouage dans l’implacable et perpétuel mécanisme du retour à l’œuvre.

Ce que sert cette forme c’est le retour du sujet. Elle permet d’encadrer la tactique politique, de la dialectiser. Le sujet comporte en lui le germe d’une raison occasionnelle. Il peut être un prétexte, une lame de fond chargée de désir et de pulsion. Et, malgré le drame, malgré la violence de notre réaction, malgré l’ordre social et la pudeur silencieuse apprise après l’adolescence, le sujet d’un tableau est un rideau que, parfois, on tire sur le côté pour observer l’interdit.