C’est un épais Tapis bariolé. On voit immédiatement que, par-delà toutes questions de goût, l’acheteur a voulu acquérir un bel objet. Un objet luxueux sur lequel il pourrait inviter ses convives à se déchausser pour profiter de l’exception d’un tissage rare.

Mais à présent la trame commence à apparaître par endroits. Le temps et l’accumulation des pas, même prudents, ont fini par entamer l’impeccable régularité et le velouté de la laine. À force de piétinement, à force de tourner dessus, de faire les cent pas, de se rouler joyeusement, le plat s’est creusé et l’usure a dessiné à la surface du tapis les habitudes de déplacements dans la maison : on pose toujours les pieds aux mêmes endroits. Et dans certains en particulier, la gestuelle de nos fatigues d’après le travail et d’avant la sieste s’est incrustée au point de faire une véritable saignée dans la douceur initiale des jaunes de Naples bordés de cramoisi et de verts gazon qui constituent l’harmonie générale du tapis. Les oiseaux exotiques dont le bec grand ouvert cri à tue-tête : « je suis d’un goût douteux, mais quel panache ! », ont pris quelques coups de savate. Autrefois on les aurait menés chez le teinturier, mais les tâches qui les accablent se sont incrustées. De subtiles auréoles ont fait leur apparition.

Depuis un certain temps il n’y a plus de fierté dans cet objet : il y a une histoire ficelée d’une infinité de petites digressions noyant dans le bavardage des soirées de télévision les grands moments et les grandes décisions. Les motifs, nombreux, ont pris l’odeur des pieds et des nuits d’amour que l’on passa sur eux.