Les 102 toiles qui composent Shadows sont de taille moyenne ; assez petites pour un artiste américain, soit à peine moins grandes que la stature d’un homme. Elles n’englobent pas, mais ne créent pas d’intimité non plus. Elles se contentent de se dérouler sur la totalité des murs comme un décor amovible.

Un même motif sérigraphié recouvre les pastiches d’une peinture qui n’existait plus – ou pas encore selon dans quel sens on lit l’histoire. Ces aplats colorés, gesticulant tranquillement et mécaniquement pour déguiser entièrement la surface des toiles, sont tous des monochromes de diverses couleurs plus ou moins pop que l’artiste répète plusieurs fois. Une ombre portée s’étale verticalement de droite à gauche comme le jet d’eau d’un robinet ouvert trop brutalement. Cette trace – noire sur la plupart des tableaux – est semblable à milles écrasures de mouche mais à aucune en particulier. Elle est un souffle, un coup, figé dans sa propre réitération.

Il n’y a pas de poésie là dedans. Warhol n’en voulait pas et pourtant, étrangement, il s’en trouve dès lors que l’on regarde cette œuvre. Le grand, pauvre et distendu récipient qu’elle forme épouse avec merveille l’émotion qui se déverse en elle au moment où l’on se présente dans la salle. La courbe de cette dernière tord sa présence et empêche d’avoir un horizon. L’œil ne peut y être complétement, mais là n’est plus la question puisque seul l’errement des quelques pas que l’on fait pour se rendre d’un bout à l’autre compte dans cette expérience. Comme souvent chez Warhol il ne s’agit pas de plénitude, mais au contraire de l’usage de l’autorité du tableau pour accepter l’omniprésence du manque. Les ombres, qui se répètent sans efforts, accueillent avec plaisir toutes les interprétations. Elles ne sont ombre que parce qu’il y a face à elles des observateurs prêts à y jeter des formes et que chaque ombre appelle à la répétition de ces formes, celles-ci se déployant à leur tour sans effort, à la manière de guirlandes de papier achetées à bas prix pour décorer un moment de fête dont on espère qu’il durera pour toujours. Ce toujours qui cède sans résistance et dont nul n’a la mesure. Un toujours que l’on sait grand, pauvre et distendu.