De grands draps tendus et recouverts de tâches mouchetées se font face. Leur surface est recouverte de traces et d’empreintes qui semblent émerger depuis la trame de leur toile. Ces éraflures, ces signes, non peints mais simplement griffés, révèlent l’existence des couches de vie extra-minces qui jonchent le sol de l’atelier. Contre lui elles ont été piétinées et se sont agglutinées les unes aux autres pour former au fil du temps un tapis d’intuitions anciennes sur lequel continuent de se déposer, chaque jour et chaque nuit passés, le désir de continuer à peindre.

Par grattage, par contact et absorption, Sterling Ruby rend visible cet environnement fait de mouvements et d’intonations qu’il est impossible de distinguer autrement qu’en les plongeant dans une forme. La peinture agît sur eux en révélateur permettant à la mémoire de feuilleter les années passées à la manière d’un exégète parcourant de tout son corps fiévreux des milliers et des milliers de pages de papier bible. Dans cet ensemble de tâches devenues indissociables l’artiste laisse les traces de ses doigts autant que celles du cheminement de sa pensée qu’il réengage pour l’occasion dans la routine de récits anciens. Ce faisant, il réécrit certains moments, joue avec les palimpsestes et, parfois, arrache des pages pour les mettre en exergue.

Pourtant, l’essentiel de ce qui apparaît à lui semble être plus subit que choisit. La constellation de souvenirs oubliés que représentent ces œuvres colle trop au sens de l’histoire. Il y a quelque chose de l’ordre de la sainte face en elles. Ce n’est pas leurs traits qui importent – ils ne peuvent être exactes –, mais le fait qu’ils soient apparus du coup de chiffon qui avait pour but d’effacer la sueur et les traces laissées par la montée au calvaire. Le geste ample de l’artiste les a emporté comme s’il s’agissait de recouvrir les meubles d’une pièce où l’on ne souhaite plus se rendre mais que l’on entend malgré tout protéger de la poussière.