Quatre têtes creusées dans la peinture à l’huile, quatre trophées tout juste rapportés d’un safari se fuient du regard dans l’antichambre. Adrian Ghenie les a modelé à l’aide de grands couteaux dont il s’est servi pour sabrer la masse, fouetter la couleur, la lisser et en extraire des marbrures de corps à vif.

L’ennui du safari c’est l’attente. Un temps fou à patienter sous le soleil de plomb et parfois dans la moiteur jaune et verte du petit matin qui commence dès 5 heures. Tout cela pour un lion et une antilope mangés par la picturalité des herbes brulantes et les grésillements d’insectes aux chants violacés qui parcourent le ciel. Les deux animaux se sont rapidement vautrés l’un sur l’autre, les dents du fauve s’étant mêlées aux saignées de sa proie sans que celle-ci ait pu esquisser l’hypothèse d’une fuite. Une fois unis, leurs formes fondues dans les volutes de chaleur que fait pousser la savane à mi-hauteur de graminées, tout le tableau s’est chargé d’une vague immense d’air et de terre. La faune avait disparu, rendue à la poussière de garance et de bruns que dispersent les pas en s’en allant.

Ceux qui assistent à cet engourdissement de l’air et qui, bientôt, feront à leur tour partie du geste du peintre, sont impassibles. Ils fument et cuisinent, ne font presque rien du tout et portent des chaussures de sport ; tout juste observent-ils la cuisson du morceau de viande posé sur la grille d’un barbecue duquel s’échappent, par grosses grappes, de lentes fumées roses et prune. Ils ne parlent pas entre eux et se tiennent séparés comme pour bien signaler que leur présence commune n’est pas une volonté mais l’inévitable expression de leur caractère grégaire. De toute manière, tôt ou tard, ils le savent très bien, ils finiront eux aussi engloutis par la savane et celle-ci ne se posera pas la question du temps passé ni celle des amitiés à ne pas séparer. Ce sont les infiltrations de couleur qui gouvernent le safari. Ce sont elles qui gonflent dans les veines. Elles qui transforment en un unique mouvement les chasseurs et les proies, les observateurs et le crépuscule.