Dans l’après-guerre bien installé des bases militaires américaines en Europe, les journées sont occupées à réduire le vide des grandes tentes et des baraquements. Leur architecture sur fond écru a depuis longtemps pris le soleil. Elle a jauni et marqué. Au sol gisent de larges bâches aux trames cirées en attente d’être repliées et empaquetées pour un prochain retour au pays. On trouve à leur surface des traces de tissus froissés, de grands mouvements lents les occupent comme des linges gorgés d’eau, traînant au sol parce que tombés de leur étendoir. Ils gisent là sans que personne ne s’en préoccupe. Les mots qui régissent le campement n’ont plus ni le sens ni le poids qu’ils revêtaient il y a encore deux ou trois ans.

Virtue est une tente kaki, un souvenir de service militaire, sobre, solide mais usé. On n’y pénètre pas, mais on peut la contourner et prendre la mesure de son imposant volume. À l’intérieur la fraicheur de l’ombre doit accentuer le sentiment d’engourdissement qui ronge les longues allées quadrillées dessinées par l’occupation des troupes. Dehors l’empressement feint et la fatigue due à la chaleur du mois d’août ont effacé des visages le sentiment de bravoure. Au cas par cas il a été remplacé par les larges sourires violacés qui ont déteint sur les bâches et qu’aucun effort ne cherche plus réellement à cacher. De toute manière, une fois encantinés personne ici ne se souciera d’eux.

Dans le bâtiment pris à l’ancien ennemi a été installée une salle ouverte à tous dont le rôle est de promouvoir l’action du régiment. La décoration a été quelque peu reprise, mais globalement laissée telle quelle. Les murs sont enjolivés d’un papier peint à l’ancienne orné de bouquetins à taille réelle juchés sur des rochers. Trois d’entre eux scandent l’espace. Ils portent l’odeur du temps, des conservateurs et solvants qui leur permettent d’être encore là, comme si la persistance de ces images ne tenait à rien d’autre qu’à leur capacité à se dégrader dans l’air environnant et le remplir d’une puissante odeur repoussoir qui les empêche de tomber. Par dessus ces réminiscences de l’imagerie montagnarde et bavaroise qui caractérisaient l’orgueil et les facéties de l’ordre vaincu, les soldats sont venus coucher toute la morve qui obstruait leurs poumons. Au contact de l’air chargé de gaz, celles-ci ont pris des couleurs bleu layette et mauve que l’on a conservées autant par dérision que par dégoût.