Impassiblement et jusqu’à son terme, une théière se répand au-dessus d’une table métallique. Là, un verre accuse son inutilité. Pendant une minute vingt le liquide se déverse en cascade depuis les bordures de la table au bruit du filet d’eau bouillante et nappe progressivement tout l’espace de son parfum répandu en vapeurs alanguies.

Nul ne connaitra jamais le goût de ce thé, et le visage de l’homme qui le sert restera lui aussi inconnu. Ce que l’on connait par contre c’est le temps qu’il découpe telles des mottes de beurre dans des blocs de bois clair. Sur chacun de ces parallélépipèdes de petite taille il peint une face. Elles peuvent être orange, noires ou bleues, et occupent ces maigres surfaces de dégradés lumineux en donnant le sentiment que la lumière ne se reflète pas sur elles, mais provient de l’intérieur du bloc de bois et en émane doucement, d’un élan serein, porté par une insouciance totale vis-à-vis du passé comme du futur. La couleur progresse dans ces formes simples et parfaitement à l’arrêt produisant une sorte de gonflement de l’espace autour d’elles, une très légère tension, faisant écho à celle qui a dû précéder la première goutte de thé avant qu’elle ne soit renversée de la théière.

Or ici la tension est contenue et se régule. La nuance qui la parcourt et qui lui donne l’illusion d’un mouvement porte à croire qu’il puisse s’agir d’un paysage vu depuis un train, ou un paquebot. Un paysage de mer ou de brumes, maintes fois replié sur lui-même par la longueur du voyage, une vision troublée avec un point d’horizon lointain, ne permettant ainsi aucune appréhension. Seul le velouté de la buée qui le recouvre, chargé des effets de condensation et de sublimation de l’air alentour, est tendu aux observateurs.