Noël 88 ; la fête cogne sur la rétine, des guirlandes blanches et jaunes zèbrent l’espace triangulaire d’un sapin écartelé par l’agitation. L’homme qui l’observe est désormais âgé. Il songe peut-être en la voyant au capharnaüm de son atelier dans lequel il construit des tableaux comme les termites extraient de l’obscurité du sous-sol la délicatesse en résilles de leurs cathédrales. À fleur de cet extravagant bourgeonnement, lui, peint des corps de femmes ouvertement fouillées par ses mains.

1991, Lumière sous double visage vient de céder. La lente accumulation de matière a eu raison de l’excès, le désir trop brusque et trop doux pour être jugulé s’est déversé sur la toile. Tout ce qui tient encore droit à son pourtour est sur le point de flancher et de partir avec le glissement de terrain pictural. La peinture couleur chair qui occupe verticalement le tableau conduit le regard dans une dégringolade de pudeur, c’est comme si elle venait de chier une envie ancienne et surpuissante.

Pendant longtemps les fusains ont servi de soupape au lent grossissement de la peinture. Ils sont occupés par des jeunes femmes que le peintre conduit au bord du précipice. D’abord en les faisant s’asseoir, puis se pencher en avant et s’accroupir ; parfois deux par deux, elles donnent le sentiment de se relever d’une étreinte mal-aimable avant d’aller se rhabiller pour retourner plus vite à leurs affaires. D’un fusain à l’autre on les devine jeunes et parfois vieilles, car l’on sait bien que les tableaux de l’artiste prennent des décennies à être réalisés, et que tout ce temps à observer et sonder les peaux les fatigue plus vite que la peinture ne parvient à les figer. Chez Leroy le temps de la peinture poursuit la disparition des pleins et se vautre dans les crevasses et les affaissements que pratique la vieillesse. Là s’accumule les couleurs qui finissent par englober totalement la fraîcheur des modèles de l’artiste. C’est pour cela que les dessins lui sont précieux. Seuls eux conservent la désagréable et pourtant indispensable sensation qu’il fallut beaucoup de patience et de cruauté.