Les photographies ont l’épaisseur du papier qui les porte et leur permet de se glisser en catimini entre deux pages d’un livre ou d’un magazine. Là, elles servent de marque-pages, font la rencontre d’autres images avec lesquelles elles finissent oubliées et sont parfois retrouvées.

Les photographies de Walker Evans connaissent cette destinée à deux titres, en tant qu’images célèbres reproduites sur carte postale, et comme illustrations imprimées sur les pages d’ouvrages spécifiques et généralistes. Cette exposition en rassemble un grand nombre. Le livre, c’est le risque que prend toute photographie. Mis sous verre, ils sont impossibles à feuilleter et se retrouvent coincés la jambe en l’air, comme sur le point d’effectuer un saut figé en plein élan dans une position indélicate.

Or l’immobilité encourage le recours à la photographie. C’est le procédé de toutes les mises en abyme, à commencer par l’image elle-même que les livres de photographies appellent et reproduisent dans d’autres photographies agrandies et associées entre elles dans d’autres livres encore. Les images, réassociées et réinsérées à l’infini selon les rapprochements, font des images qui, dans des images, racontent leur propre histoire en même temps qu’elles peuplent un contenu. Celles de Walker Evans rapprochent les solitudes de l’Amérique au ventre du XXe siècle. La scénographie de l’exposition les clichés conservent l’expression de cette solitude surprise par le photographe alors qu’elle ne s’assumait pas encore et que commençait à peine à émerger la possibilité d’une faillite de la fuite en avant des rêves américains. Cette mise en page les monte les une sur les autres faisant ressembler l’ensemble à une ruine trop de fois colmatée et dont les pierres déchaussées ont resservi à la hâte, ici dans une colonne, là dans un moellon, ici encore pour une clé de voûte. L’opus incertum que l’on visite présente la vérité de ces images remembrées pour cause éditoriale. Et de ce mal naît un bien, une claudication salvatrice qui les extrait de l’illusion de possession où les enferment les livres bien rangés.