Nu bleu, la grenouille – deux jambes ondulantes et repliées, un buste surmonté de deux seins qu’enserre la chevelure dénouée d’une femme sans visage. Sa tête est ronde. De-même que les autres parties du corps, elle tient sur un quadrillage jaune de feuilles associées entre elles pour former un fond uni. Deux petites choses bleues évoquant la forme de coquillages exotiques terminent la composition. La silhouette dore langoureusement dans ce soleil qui brille tant que les attaches de ses chevilles comme celle de son cou et celles de ses épaules ont disparu, littéralement happées par la lumière. L’observer c’est se plonger dans l’éblouissement de Matisse, faire sienne la cécité qui a lentement exacerbé les couleurs et les contrastes, dissous les formes, les réduisant à une expression simplifiée dont la silhouette, telle que nous la voyons à présent, témoigne de l’irréversibilité du processus.

Trop tard pour les détails. Mais l’acuité des masses n’en est que plus forte. Elles parviennent à l’œil sans hiérarchie, flottant dans un état de contemplation totale.

Sur une Feuille de paravent, fond beige, dispersées et en suspension, une poignée de poussières noires, bleues et vertes se meuvent dans un espace que traverse une intense et apaisante lumière écrue. Ces petites choses qui la peuplent hypnotisent. Elles semblent avoir été déchiquetées, amenées à nous depuis un courant marin lointain, puis laissées à leur propre épanouissement. Il en va comme d’une somnolence, une médiation, non pas spirituelle mais purement contemplative. Ces tâches arrachées et collées prennent pour ceux qui en ont le désir la forme de tous les souvenirs et de tous les rêves d’été, assis près d’une fenêtre, les rayons de lumière font danser les particules dans l’air, on les y voit entrer doucement, portées par l’air chaud du midi. Et après un instant qui n’a pas de durée, elles disparaissent, remplacées par d’innombrables autres particules informes et impalpables.

Depuis la terrasse, l’horizon s’ouvre. Océanie, le ciel, la mer le sépare en deux moments distincts. Ils sont si grands que l’on ne peut les embrasser du regard en une seule fois. De couleur sable – comme si le fond des lagons affleurait à leur surface – ils accueillent des petits animaux blancs, des sortes de micro-organismes géants navigant dans le grand sablier qu’est devenue la vision.