Plongée dans le noir, l’accorchage des peintures de Zurbarán à Bozar accentue le désordre des masses qui se bousculent à l’aveuglette dans le travail de l’artiste. On se disperse dans l’exposition en un Colin-maillard géant où l’on se heurte, les yeux bandés par l’obscurité et les contre-jours, aux volumes crées par l’artiste, tel le vent dans un champ couvert de fils à linge d’où pendent mille et un draps pris par les ramifications des courants d’air – se gonflant à l’improviste, se creusant et s’étirant en une succession de souffles virils et incontrôlables.

Ainsi, bien que pictural et éminemment peint, cet œuvre se découvre comme un espace sculptural que l’on appréhende avant tout avec la peau du visage. Du regard, on glisse entre les masses, on s’y appuie et soupèse les drapés épais de bure et de velours, on caresse les bras, s’enroule le long des mollets et s’agrippe à la tension des doigts. Ceux que représente l’artiste dans ses tableaux sont d’ailleurs d’une rare expressivité. Eux aussi semblent en prise avec des problèmes invisibles que seule la préhension permet de résoudre. Avec ses surfaces en porte à faux La Fuite en Égypte condense cet effet. Dans cette scène que Zurbarán aurait dû construire comme une unité, chaque élément est représenté pour sa vie propre, indépendante des autres et souvent en contradiction avec eux. L’enfant Jésus, Marie, Joseph et l’âne sont sité dans des dimensions différentes mais imbriquées. On dirait une illusion d’optique, un mirage. De loin le groupe existe, alors que de près ce ne sont que des rocs ballants face à la mer – solides et aveugles –, parfaitement désintéressés du sort de leurs congénères.

La confluence du terrestre et du divin exige de l’artiste de trouver une solution visuelle au mystère de la dualité de la vie, une transition entre le monde des solides et celui des rêves que, souvent, il figure par une corolle d’angelots dont seules apparaissent les têtes. Elles babillent condensées dans des nuées intenses, des fournaises d’or et de lave que parfois refroidit un courant d’air bleu ou rosé. Dans sa partie haute, La Vierge de la Merci avec deux mercédaires est portée par cette épaisseur ardente tel un soleil brillant en chacun des anges, alors que la partie basse, humaine, est occupée par deux prêtres de marbre dans leur habit blanc. Plus loin, L’Apparition de la Vierge du Rosaire aux Chartreux est un des sommets de cet art. Sous les pieds de la Vierge, débordent les plis de sa robe dont les plus rentrés rebondissent par dessus les têtes de chérubin exactement au centre du tableau. À cet endroit précis, là où l’œil se fixe et où toute la composition le conduit, apparaît un creux, un espace de paix, indicible et pourtant bien matériel.

L’ultime tableau du parcours, le Christ en croix contemplé par saint Luc achève la synthèse de cette contradiction du solide, du visible et du spirituel. Le Christ expirant sur la croix, légèrement trop petit et trop frêle, a les proportions d’une sculpture. Face à lui, seul le doute est possible. Un doute tangible et Pascalien.