Pour l’exposition Rudolf Stingel, les marbres et les stucs du Palazzo Grassi font place à un tapis rouge brique. Orné de motifs géométriques, il recouvre en continu toutes les surfaces de l’architecture, sols et plafonds ainsi unifiés deviennent un long boyau ponctué de tableaux. L’enfilade de salles perpétuellement reconduites donnent l’impression d’un temps capitonné, un temps éloigné du bruit où, sans aucune autre distraction que la peinture, le visiteur est pris d’un lent tournis, et, ne pouvant s’asseoir, se laisse emporter.

Les premiers tableaux, gris et argentés, accentuent cette impression. On se trouve face à eux comme face à des miroirs. Mais ce sont de vieux miroirs, sans reflets, leur tain perdu ou abimé ne contiennent que leur intérieur, à la surface desquels les failles intimes laissées par l’âge et les lacunes fleurissent et s’écaillent. De ces gris sans profondeur ressort une lumière, un picoti d’étincelles créés par la lumière sur les aspérités qui affleurent. Ces reflets chargés d’étain, de plomb et de mercure rayonnent dans l’ambivalence qui nous sépare d’eux. On voudrait s’approcher pour tenter de se voir un peu, mais rien n’apparaît d’autre, encore, que des reflets et des sous-couches. L’impossibilité de la profondeur dans la surface, pourtant suggérée comme infinie, crie la vanité de notre regard.

L’une des premières images reconnaissables de l’exposition est un portrait en grisaille de l’artiste récemment disparu Franz West. Maculé de tâches orange et d’épaisses éclaboussures, il semble subir la tristesse de la mort du modèle. Le visage peint sur la couche inférieure, d’un seul tenant, le regard fixé vers l’objectif qui cadre son buste et inclue trois rayonnages de bibliothèque en arrière-plan, s’enfonce irrésistiblement dans la mémoire de l’observateur, mémoire aussitôt recouverte de scories que Rudolf Stingel signale avec la brutalité du désespoir en frappant l’image. Le geste chargé de peinture vient s’écraser et ne se dilue pas, il est la première pelletée de terre que l’on envoie au cercueil déjà au fond du trou.

Cette peinture a été achevée un an avant la mort de Franz West.

S’en suivent d’autres portraits, gris, toujours, de petites tailles, et non pas de personne en chair et en os, mais de statues religieuses. Ce sont des saints endormis, images pieuses et de cartes postales, rassemblées dans la pinacothèque mentale de l’artiste. Il y a quelque chose de machinal dans la production de ces tableaux, comme si Stingel les achevait sans s’y attarder, engagé dans un débit documentaire et consumériste. Il faut dire que les œuvres qu’il choisit, des sculptures, sont grandement fatiguées par le temps. Leur peau creusée n’a plus le poli de leur premier fini, en-dessous apparaît la chair friable et fragile de la pierre et du bois quand elle a été ouverte par la pluie et les insectes.