Du début des années 80 à la fin des années 90, entre chocs pétroliers et sida, le visage de l’Amérique s’est considérablement complexifié. L’optimisme devenu résistance, la poigne de la précédente génération d’artistes s’est mise à grincer avec les nouveaux venus. Dans l’éparpillement des possibilités qu’impose l’enlisement social, les rapports aux images, et la photographie en particulier, se chargent d’une fragilité quasi inconnue jusqu’alors. Le reflet de l’Amérique qu’ils renvoient est fissuré, presque ruiné. Cette fragilité n’a pas réellement de visage, les artistes qui en font part ne sont pas regroupés mais éparpillés, disséminés, presque sans réelles attaches locales bien que conservant une américanité profonde. C’est ce passage que retrace pudiquement l’exposition I, YOU, WE du Whitney Museum.

L’exposition est ponctuée d’œuvres de petites tailles, discrètes comme le double portrait de Ken Moody and Robert Sherman par Robert Mapplethorpe. L’œuvre est à l’image de l’artiste qui transcendera la maladie et les discriminations avec la vigueur bravache de la statuaire grecque.

Parmi cette jeunesse, Richard Prince accompagné de quelques autres tente dans un geste quasi désespéré de s’emparer de la part rêve américain restante ; il en extirpe Spiritual America, image d’une enfance décadente dévêtue de toute pudeur, obscène, et chassée du paradis terrestre. Inversement John Coplan choisit de se montrer vieillir, ratatiné par la fin qui approche. Il tend aux regards ses peaux dans un halo de lumière qui n’est pas sans rappeler ceux que l’on associe aux représentations des expériences de mort imminente. De même, la peinture de Jasper Johns se raidit ; dans Racing Thoughts le gras de son travail précédent s’est transformé en sécheresse, l’épaisseur intellectuelle est intacte mais, les vaches maigres venues, elle devient râpeuse, striée et abrasive. Au même moment, John Currin (Skinny woman) fige sa peinture dans le souvenir d’une aristocratie East Cost désuète. Dans la même salle Shield, le ventre enceinte de Kiki Smith, est suspendu au mur ; ce plâtre arrondit que l’on aimerait ressentir plein de tendresse est réticent, il ne semble pas pouvoir éclore et n’être qu’un ustensile à disposition, une coquille que l’on peut porter pour se rassurer mais qui ne comporte en soi aucune promesse.

L’exposition se poursuit avec un long diaporama de Nan Goldin. En s’asseyant, le visiteur prend la mesure de la fin de l’histoire. Ces photos, ces visages – aussi pauvres soient-ils – ne se suivent et n’existent que pour être beaux. Nan Goldin les observe avec indulgence, avec bienveillance. Rapidement, on se trouve pris dans la spirale de la sympathie pour ces femmes et ces hommes chargés de désillusion. Pour ceux nés durant ces années, ce visionnage dévoile une part inédite de désouciance ; c’est comme si la peur n’avait pas eu de place, comme si, malgré la dureté et l’abandon des lendemains périmés, le bonheur flottait encore un peu partout dans l’air pollué des grandes métropoles américaines.