Le travail de Keith Haring est trop équilibré pour ne pas provoquer de méfiance. L’évidence qui s’en dégage, son apparente candeur, sa virtuosité picturale, émotionnelle et médiatique, sont trop aimables pour être totalement honnêtes. Aux connaisseurs saturés il faut des preuves. C’est celles-ci qu’apporte l’exposition du Musée d’Art Moderne de la Paris

Les œuvres de grandes dimensions du hall d’entrée se voient de loin ; sûres de leur trait, vives et criardes comme une fête de Nouvel An, elles appellent le regard autant qu’elles le repoussent. On s’approche circonspect, pour vérifier que toute cette savante composition est aussi virtuose qu’elle semble l’être, et oui, elle l’est : le dessin se déploie avec aisance et régularité sur la surface où il ne laisse ni hésitations ni repentirs. Si par moment le pinceau coule, le geste lui est sans accros, il avance dans tous les sens, se déplie souplement, parfaitement orchestré par l’artiste qui semble avoir dans sa tête, à tout instant, l’idée finale. Ces giclures de peinture, dispensées avec la prodigalité d’un aspersoir à eau bénite dans les rangs d’une église bien garnie, profonds moments de lâché prise pour Haring, sont tour à tour les larmes, les ruisseaux de sueur, le sperme et les postillons d’un homme qui ne se cache pas.

La conception de la pratique artistique de Haring est celle d’un boulimique de la ligne ; le plus souvent il n’y a même pas de titre, ce sont les signes et toujours les signes qui guident l’œil. Et bien que la pensée sous-jacente affleure constamment, le labyrinthe qu’il construit rempli méticuleusement l’espace comme s’il avait été rationné, comme s’il craignait de ne pas en avoir assez pour peindre ce qu’il a dire. Objets et sujets sont intimement liés, comme si le sens de ces œuvres parcourrait une vis sans fin constamment alimentée, digéré et réutilisé. Il se dégage de cette écriture un esprit exhaustif, l’artiste peint pour exprimer la complexité des rapports, la complexité des possibilités et des circulations émotionnelles qui se ramifient et s’hybrident : chacune, à la fois contour de formes et directions pour les suivantes.

D’ailleurs l’une des figures récurrentes de Haring est celle du chien qui dévore. Mais l’artiste n’a su se satisfaire de cette satiété visuelle, cette goinfrerie de signes, il lui a fallu les mettre en marche, qu’ils roulent dans une direction. Et étonnamment, une fois immergé jusqu’au cou dans cette peinture, les enjeux et ces combats qui ont si bien garni la légende de l’artiste n’entrent plus en contradiction avec la dimension artistique et picturale de son travail. Ils disparaissent dans la masse. C’est là que réside la plus belle et plus grande victoire de Haring.