L’exposition Manet que présente la Royal Academy à Londres s’ouvre sur une salle consacrée à la famille de l’artiste. Avec femmes et compagnons, Manet est le chantre de l’exotisme du bout de la rue, sous son regard tout apparaît révélé comme une vérité première, aussi simple que peut l’être un morceau d’étoffe aperçu au travers d’une rambarde fraîchement repeinte.

On commence donc avec Mme Manet dans la serre. Elle est représentée surmontée d’un yucca, assise parmi les plantes et les fleurs en pompons. Tendrement acerbe, l’artiste n’y va pas avec le dos de la cuillère ; il figure sa femme, le visage rougeaud, gras, les lèvres retroussées et les yeux engoncés dans de petits plis replets. Elle regarde sur le côté, probablement entretenue par un songe qui l’occupe. Peut-être s’agit-il de son fils, celui que Manet ne reconnaîtra jamais ? À cette époque, il a vingt-sept ans, ce n’est plus un enfant, Mme Manet s’abandonne en repensant à l’époque où il gambadait et posait dans l’atelier, entouré des plâtres et des accessoires qui servirent à lui occuper les mains.

Léon, on le retrouve de l’autre côté de la pièce. Chapeauté, nonchalamment accoudé sur une table où déjeune un homme, il participe au Déjeuner dans l’atelier. Sa veste noire occupe tout l’espace central de la composition, elle forme un ovale hypnotique que seul le col rayé fend. Ici encore les différents protagonistes sont absorbés par autre chose que l’artiste à son travail. Pourtant, celui-ci semble omniprésent. Le casque, le sabre posé sur le fauteuil à droite, le citron pelé en tirebouchon qui pend de la table, la domestique, lentement avançant sous la toile grise suspendue en arrière-plan de la scène, tout ici semble abonder en direction de l’œil du peintre.

Plus tard, on découvre un portrait peu connu de Berthe Morisot l’amie et belle-sœur, furtivement peinte, emmitouflée dans un manteau de fourrure dont seul s’extrait le visage clair et intelligent que parcourent quelques de mèches brunes précipitées par l’entrain qu’elle met à se sauver du cadre de la composition. Cette dernière est construite comme serpente un chemin au flanc d’une colline, avec un empilement de matières souples, rapidement esquissées, s’élevant de la taille au cou, le long de la joue, de l’oreille gauche, jusqu’à parvenir à un chapeau invraisemblable. Le chapeau est violet et blanc, tout en élégance, positionné sur la tête comme une fragrance discrète et pourtant indispensable. Dans ces atours, Berthe est de passage, Manet qui sait la voir, la regarde.

Autre découverte, L’Amazone (portrait de Marie Léfebure) que l’artiste peint installée en travers de son cheval, la robe délicatement posée sur la selle comme si elle était encore enveloppée de sa housse de pressing. Cette étrange disposition, qui donne à la cavalière une assise rigide, forme un cristal noir aux arrêtes nettes en totale contradiction avec la monture qui, elle, n’est que mouvement en sens inverse, éclaboussures de pinceaux, hâte et désir. Encore plus fluide, le fond de la toile disparaît et s’effiloche au loin dans un sous-bois lumineux où s’ébrouent à toute vitesse deux chevaux au galop. L’artiste réussit ici à associer une masse stable à un environnement fuyant captant ainsi un instant, une fugacité impossible à arrêter du regard, formidable démonstration de sa capacité à disjoindre la parole du geste pour approcher au plus près de l’irreprésentable image de la vie.