De prime abord, l’esthétique de l’exposition en cours à La Criée donne le sentiment d’être en présence d’une exposition historique. Métaux rouillés ou galvanisés, photographies en noir et blanc, visages d’inconnus, valises en cartons, et même Van Gogh, partout les objets et les matériaux utilisés par les artistes invités semblent appartenir au passé. Mais plus encore que les matériaux, ce sont les images et les références qui donnent à la visite cette étrange coloration.

Pourtant, la plupart des œuvres n’ont pas plus de cinq ans. Cette exposition sur la scène artistique serbe, bouscule nos habitudes d’une façon inhabituelle. Comme ailleurs, les stéréotypes du regard en prennent pour leur grade, mais ici aucune leçon n’est donnée, le visiteur n’est ni sermonné, ni pris entre ironie et premier degré grinçant. Les errements post-soviétiques, les douleurs d’après-guerre, les souvenirs militaires, toute cette imagerie qui nous rappelle qu’hier encore l’Europe était en feu est le terreau récent de ces travaux. Et ces artistes nous le tendent avec la plus grande innocence.

Dans Rhythm, une vidéo de Vladimir Nikoli, trois hommes et une femme aux visages inexpressifs sont alignés devant un rideau noir. Tous quatre se signent en suivant le rythme d’une musique techno. Cette gestuelle répétitive et cadencée agglomère en une même agitation tradition et modernité. Les coudes et les bras tournent, sans relâche, brassant l’air telles les palmes d’un moulin forcé de moudre dans le vide.

Plus loin, Raša Todosijevi a fixé sur un mur de petites boites noires, dorées à l’intérieur. Exvotos amoureux, reliquaires faits de pacotille et sans réels moyens, à l’intérieur de chacun d’eux l’artiste a disposé une rose rouge en plastique. Elles évoquent une histoire, un chagrin figé dans ces fleurs synthétiques qui prendront encore des siècles avant de disparaître. Ensemble, ces petits monuments funéraires, forment un signe sur le mur, une grande croix gammée. Gott liebt die Serben renvoie à un passé que l’on a l’habitude d’aborder comme une archive lointaine, or ici il n’est pas question des années 40 mais d’un héritage qui est encore présent.

Autre mur, autres souvenirs, une dizaine de photographies regroupées par Vlatka Horvat dans After Tito, Tito prend pour objet des portraits officiels du maître de la Yougoslavie. Pour chacune d’entre elles, l’artiste a déclenché son flash. Du coup, un vilain reflet gâche l’image, la tête de Tito s’en trouve systématiquement transpercée d’un éclair blanc. Cette balafre n’interdit pourtant pas la lecture des portraits. Les signes ne trompent pas, pas besoin de l’odeur du sang. Même si le visage est inconnu à la plupart des visiteurs, l’habit militaire bardé de médailles, le regard au loin, la mine droite, dure et fermée de l’homme qui ne nous fait pas face nous plonge dans la perplexité. Car, se rend-t-on compte, tout cela n’est pas vraiment éloigné de nous.