L’exposition consacrée à Dürer, et plus généralement aux pratiques de la gravure et du dessin dans l’Allemagne de la Renaissance, à l’École des beaux-arts de Paris aurait pu être austère. Il n’en est rien. Les œuvres s’y répondent dans un jeu de correspondances et d’influences suffisamment ramifié et diversifié pour que le plaisir de la feuille ne sombre pas dans la jaunisse qui guette trop souvent ce type d’exercice. C’est comme si les œuvres s’enchâssaient pour former ensemble un cadavre exquis allant de Nuremberg à Prague en passant par la Flandre et l’Italie. Avec lui, c’est tout le mécanisme de circulation de la création de l’image dans l’Allemagne des xve et xvie siècles qui apparaît.

Par-delà les implications politiques, religieuses et sociales qu’évoquent nombre des travaux de Dürer, c’est sa préoccupation constante pour les corps qui est la plus marquante dans le travail de l’artiste. Le Bain des hommes entre dans cette catégorie d’œuvres à mi chemin entre la satire sociale et la planche anatomique. On y voit  un groupe d’hommes dénudés, aux chairs et aux muscles saillants, conversant dans un bain public. Concernés et concentrés, tous semblent être occupés à autre chose qu’à leur toilette. Deux d’entre eux jouent de la musique, un autre boit, les discutions vont bon train. La scène a lieu sous un porche largement ouvert à la ville qui l’entoure. Une personne jette d’ailleurs un œil curieux depuis une palissade. Cette toute petite figure nous fait face – elle nous ressemble – nous qui, cinq siècles plus tard, sommes comme elle fascinés par la diversité de la mécanique anatomique que Dürer met en branle.

Plus loin, la Déploration du Christ d’Hans Baldung Grien se construit sur une étrange composition. Un groupe de personnage est serré et tassé dans la partie inférieure de cette petite gravure sur bois verticale. Le Christ à terre, gît – le corps renversé – aux pieds de ceux qui l’ont détaché. Ces trois personnages pleurent, gémissent et souffrent dans un fracas d’étoffes, dont les plis et les coutures étouffent et remplissent tout l’espace. Le Christ est littéralement enterré sous leur douleur. Par-contre, au-dessus de leur tête, l’échelle et les trois pieds de croix s’élèvent dans une clarté presque irréelle. Le reste de la feuille est laissé blanc, sans voix – en plein sur la planche gravée.

Plus joyeux, les Trois couples de paysans dansant et un joueur de cornemuse d’Urs Graf montrent sans complaisance des scènes de liesse, où les protagonistes, fiers et délurés, dansent à s’en faire péter la panse. La rudesse que leur confère leur statut social associé à l’ébriété (supposée) ou au tournis, leur donne des airs de philosophes de comptoir. Les hommes ont une moue ferme, les femmes un sourire évocateur, rien dans ses moment de danse n’évoque la douceur d’une valse amoureuse et sensuelle, c’est tout le contraire, les pas qui mènent les danseurs sont tout en lourdeur, déterminés, ils s’entrechoquent tel les rouages d’une locomotive à vapeur. Seul sur sa feuille, le joueur souffle dans sa cornemuse, pieds nus et l’œil légèrement fatigué.