Du point de vue de l’amateur d’art, Kassel est une ville mythique, une ville phare où, tous les cinq ans, la Documenta donne une étrange jeunesse aux divers édifices de la ville. D’un seul coup le plan d’occupation se mue en une constellation où les œuvres, mille fois ramifiées, renouvèlent la perception de l’environnement. Immeubles d’habitation, désaffectés, locaux commerciaux, musées poussiéreux, parcs, tous sont susceptibles de muer en espace d’exposition ; Kassel, fantôme fourmillant, sort de terre.

Plus que tout autre, les sculptures de Rosseta Biscotti à la Neue Galerie symbolisent cette dualité. Elles sont constituées d’éléments de béton préfabriqués que l’artiste répartit comme s’ils étaient les restes effondrés du plafond. Ici un morceau d’escalier, là une poutre jonchent le sol. On pourrait croire à des œuvres minimalistes, elles en ont la forme et l’esthétique. Mais ce sont bien des ruines que l’on voit ici, non pas les ruines d’une destruction mais les ruines d’une construction inachevée et abandonnée. Des ruines qui apparaissent comme la forme ultime des utopies qui ont scandées le siècle précédent et que l’artiste recueille avec la bienveillance due aux vieilles dames. Les visiteurs les contournent, y jettent un œil étonné, se penchent parfois, eux aussi plein de compassion pour la vigueur architectonique des lendemains qui chantent, puis ils passent leur chemin.

Le musée, la Neue Galerie elle-même, est construite sur une colline aménagée avec les gravas laissés suite aux bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Elsewhere, l’œuvre de Natascha Sadr Haghighian, investit l’un des petits sentiers qui y serpentent. L’artiste y diffuse des bruits d’animaux, des bruits intrigants car assez peu naturels, et pour cause : ils ne sont que des enregistrements d’imitations humaines. À mesure que l’on gravit la côte, ils se font plus distincts, plus pesants aussi, c’est un peu comme si ces cris rendait à l’évidence la nature tout aussi factice de ces arbres et de ces plantes en cet endroit.

Ailleurs, Tacita Dean a été invité à occuper l’ancien centre financier de la ville. Tous les murs ont été recouverts de tableaux noirs sur lesquels l’artiste a tracé à la craie de vastes paysages montagneux. Ceux-ci sont parcourus de rivières charriant des mots et de phrases posés d’une écriture penchée et frémissante. L’œuvre se nomme Fatigues, cette même fatigue que l’on devine habiter ces lieux aujourd’hui désaffectés et que Tacita Dean délasse lave de ces cours d’eau et de ces courants d’air. C’est encore le vide qui frappe en arrivant au dernier étage d’un bâtiment voisin. Les premiers niveaux sont occupés par une marque de vêtements, il faut les contourner par un escalier de service pour atteindre Room of Rhythms, l’instalation de Cevdet Erek. Le grand espace industriel est occupé par plusieurs baffles qui diffusent lourdement et de manière répétitive des rythmes. Piégé par nos réflexes anthropomorphiques, on croit d’abord à des battements de cœurs, mais l’arythmie et l’emballement des battements nous poussent à envisager autre chose, ou plutôt à espérer quelque chose d’autre puisque parti ainsi la crise cardiaque n’est pas très loin. Puis les rythmes ralentissent, le temps d’une pause, avant se remettent à battre la chamade comme pour nous prouver que le cœur de la ville est bien accroché.