En pénétrant dans le Friedericianum à Kassel, la première œuvre à laquelle est confronté le visiteur est l’installation de Ryan Gander. Logée parmi la foule qui se presse à l’entrée du bâtiment de style néoclassique, elle n’est pas immédiatement décelable. Il faut un certain temps avant de comprendre que le bien-être que procure cet imposant hall d’entrée tout blanc provient de celle-ci. Rien au sol, rien en l’air, sinon une légère brise courant d’un bout à l’autre de ce vide, un petit vent qui nous pousse et nous repousse, rien qu’un petit courant d’air pour nous rappeler de ne pas trop nous appesantir.

Et pourtant, c’est de pesanteur dont il est question dans cette treizième édition de la Documenta. Une pesanteur pleine de repentirs, de post-colonialisme, de questionnements sur les origines des chocs et des grands syncrétismes culturels. Chacun apporte ses doléances, l’occidental s’excuse (et parfois se défausse).

L’une des plus intelligentes manifestations de la sorte est l’imposante installation de Kader Attia. Le propos de l’artiste fait tenir en équilibre un drôle de face-à-face. Aux gueules cassées de la Première Guerre mondiale, il associe des visages africains, des visages exotiques, parfois abîmés, souvent modifiés, déformés, mis-en-scène. Les sculptures et les photographies qui constituent cette armée sont complétées par toute une sélection de livres fermés et vissés aux étagères, impossible à ouvrir, seule l’image, seule l’illustration de couverture compte. Entre destruction et scarification, la filiation aurait pu être insipide, mais dans ce face-à-face, entre destruction et construction, l’artiste met en évidence l’omniprésence du regard occidental. Ce ne sont plus la douleur ni la fierté qui sont en jeu, mais le regard qui se pose dessus. L’intime proximité entre symbolique et morbide nourrit ce questionnement que Kader Attia pousse à un second niveau de complexité en introduisant des visages d’Africains abîmés par la Première Guerre mondiale. À ce moment-là, la cicatrice devient plaie et le face-à-face à peine soutenable. Car ces images, construites à partir des regards européens, interdisent tout retour en arrière.

C’est aussi la question de la représentation qui est au cœur de l’œuvre de Jeanno Gaussi présentée à Oberste Gasse 4. En revenant en Afghanistan après quarante ans d’exil, elle rapporte avec elle les photographies qu’avaient autrefois emportées ses parents lors de leur fuite. On la voit elle, enfant, sa famille, ses proches, sa famille, poser leurs sourires des temps heureux. Ce ne sont pas ces photographies en noir et blanc qui constituent l’œuvre mais les reproductions peintes en couleurs par un artiste local. Ce qui importe est la réactivation par l’acte de peindre de la charge émotionnelle des photographies, trop forte pour être directement supportée. L’interprétation minutieuse et consciencieuse du peintre rend ainsi Kaboul aux photos qui avaient fui la ville. La boucle est bouclée.