Comment s’étendre sur la peinture de Richter ? Il y a trop de façons de l’aimer –  trop facile de se dire que chacun y trouvera son compte à un moment ou à un autre, trop facile encore de se complaire ou de rechigner face à l’exhaustivité de l’exposition que propose le Centre Pompidou. Et pourtant, pour quelques mois, ces peintures que l’on connaît trop bien en reproduction sont à nous.

La première difficulté est de se défaire du méli-mélo d’un travail sur l’image et la photographie qui, lui-même, a tant été photographié et reproduit que l’on ne sait plus ce que l’on a vu et ce que l’on a fantasmé.

L’exposition nous montre que ces images ne sont pas toujours aussi lisses qu’on les a imaginées ; Nègres (Noubas) en est un bon exemple : on voit par endroits des reliefs trahissant des repentirs et, à d’autres, diverses hésitations. De même, le fond blanc du Paysage égyptien est plutôt irrégulier, il laisse apparaître de manière assez marquée le passage du pinceau alors qu’au centre de la peinture les quatre vignettes ont été aplanies, striées et uniformisées par l’artiste. Plus loin, les Cloud n’ont pour matière que la trame des toiles sur lesquelles ils sont peints, alors que les vues de villes ne sont que de grasses traces posées avec la virtuosité d’un pâtissier. Richter ne cessera jamais de remettre en question ses processus, son goût pour la peinture et la matière ne se satisfaisant que dans l’exploration suave ou rugueuse de l’huile qui glisse, s’étire et s’arrache à la surface de la toile, mais toujours avec lenteur.

Après les images photoréalistes, les agrandissements et les nuanciers, viennent les peintures des années 80 : de véritables challenges pour le bon goût. Elles nous heurtent et ne semblent être que provocation. Richter, tout en mettant en place le lieu où il va expérimenter et mettre au point sa peinture abstraite, décide de prendre tous les risques. Il n’y a aucune complaisance dans ce travail, aucune facilité, il n’est que pur jeu de composition et de répulsion dans la couleur. Ainsi, Jaune-vert est composé de deux panneaux, mais l’artiste les peint parfois séparément, parfois dans leur continuité. Toute l’image est faite de sauts, de contradiction entre le lisse et le rugueux, de gras et le sec, de vif et le lent. L’exercice à l’air simpliste, pourtant Richter marche sur un fil. Il n’est guère possible de réellement comprendre à quel point c’est le cas. La scénographie n’offre que peu de points de comparaison, elle ricoche presque immédiatement vers d’autres œuvres, d’autres murs, d’autres difficultés. C’est qu’il faudrait quatre fois plus d’espace pour concevoir une plongée en profondeur dans la production de l’artiste.

La peinture abstraite donc, mais aussi le paysage, la sculpture, l’intimité, la politique, et puis l’âge, la vieillesse, la peinture toujours, la photographie encore.

Chacun de ces moments est un monde, Richter a beau avouer dans ses entretiens qu’il y a souvent de long moments où il ne travaille pas, on peine à le croire ; sans jamais avoir l’air versatile, il explore tout – sauf peut-être la vulgarité.

Choisissons une peinture. Rideau III (clair), 1965 ; elle est constituée de bandes verticales irrégulières figurant les plis tombants d’un rideau. On ne voit ni les passants, ni la traîne, seuls les plis, plus ou moins obliques, plus ou moins foncés, plus ou moins épais. C’est un détail de rideau, un rideau assez léger peut-on même essayer de déduire. L’artiste s’empresse de dire qu’il ne cache ni ne renferme rien. Or on sait que Richter n’a jamais craint de se frotter à plus ancien que lui, Duchamp, Titien, Friedrich et quelques autres encore, ont été l’objet de  son attention ; à chaque fois il pose une question : que puis-je faire face à cela ? La réponse est parfois ironique, souvent lapidaire, sauf dans Emma, son plaidoyer pour la peinture, Richter conclut à la défaite, mais des défaites temporaires, des défaites qui ne sont que des incitations à recommencer. Peut-être est-ce sous cette perspective que l’on peut tenter d’apporter une réponse à la question que pose ce tableau, et plus particulièrement en l’abordant par son format. Il est presque carré, 200 x 195 cm soit à peu de choses près les proportions et la stature des Demoiselles d’Avignon de Picasso. Le théâtre Picasso, voilà sur quoi l’artiste de 33 ans pourrait avoir décidé de refermer son rideau –  mais qu’y a-t-il de plus temporaire qu’un rideau ?