Tout commence sur une paire de Nature morte aux oranges datée des années 1898-1899. Celle de droite est boursouflée, celle de gauche laborieuse.

Ce simple vis-à-vis cristallise presque tout le travail de Matisse. Que ce soit ses sauts d’humeurs, ses désespoirs ou ses victoires, l’artiste laissera toute sa vie transparaître dans ses peintures l’expression de leur élaboration.

La deuxième salle rassemble trois Pont Saint-Michel à Paris, le premier est lacunaire, le second synthétique, et le troisième impressionniste. Ces œuvres sont aussi dissemblables qu’inséparables de la méthode du maître au tournant du XXème siècle. Pour lui, la question de la modernité se situe autant dans la manière que dans le contexte. Il ne rate jamais l’occasion de se retourner pour regarder le travail accompli ; le sien, celui de ces contemporains, mais surtout ceux de ses prédécesseurs. Cette exigence le pousse à élargir autant que nécessaire ses variations autour de ses sujets. Matisse peint son Pont Saint-Michel, mais aussi ceux qu’il aurait voulu pouvoir lui opposer ; il formule les hypothèses et leur contradictions les plus violentes. Aux cotés de ces trois tableaux sont accrochés Luxe I et Luxe II, où s’affrontent – en une formidable réussite d’oppositions de valeurs – le fauve et la ligne, d’un côté la persévérance, de l’autre l’aisance.

C’est le doute qui est le moteur de ces renversements. Car, plus que ses failles, ce que l’artiste remet systématiquement en question, ce sont ses réussites. Ce qu’il questionne, ce sont les modalités et les circonstances de ses avancées. Nature morte au lierre et Sculpture et Vase et lierre en sont la parfaite illustration. De l’une à l’autre, l’artiste fait valser les aplats colorés, la composition assise de la première est bousculée dans la seconde, les pommes qui y étaient schématisées avec légèreté deviennent lourdes, alors qu’a contrario, la sculpture, au début aplatie, se redresse et prend vie dans le second tableau. Chaque fil que tire l’artiste entraine une cascade de bouleversements de sorte, qu’in fine, ces deux peintures soient appréciables pour leurs exactes raisons contraires.

À mi-chemin de l’exposition, Matisse se resserre sur son travail, il perd le besoin de tester ses avancées par des regards en arrière. Désormais il enfonce le clou, il ne recule plus. La grande robe bleue et mimosa, et son occasionnel pendant, Robe bleue, profil devant la cheminée, aux soucis l’affichent fermement en procédant par surenchère. Les dessins deviennent alors un support privilégié de ce travail. Ils lui permettent de glisser sans peine du décoratif à la virtuosité. Matisse décline, recommence, et recommence encore le geste jusqu’à ce que le trait s’en trouve aussi juste et sensible que le fil d’un oscilloscope. Nous sommes dans les années 1940, l’artiste a les moyens de ne plus se contenter de deux ou trois variations. Les dessins défilent et les peintures atteignent des cimes de précision.

C’est à ce point que l’exposition s’achève. Matisse ne peint plus, il découpe. Les Nu Bleu sont là pour ouvrir la marche.