Voilà des photographies qui ont du poids. Heinrich Kühn n’est pas une redécouverte, et le pictorialisme auquel il appartient a vu travailler de nombreux talents. Pourtant, cette première monographie est une source d’ébahissement quasi constant.

Il y a l’œil du photographe, mais il y a aussi la main. Et les mains de l’artiste semblent être prises dans un désir de matière où tout est bon pour la faire apparaître à la surface des photographies. De nombreux types de tirages sont mis à contribution, Küln essayera tout ce qu’il pourra et aura une connaissance quasi encyclopédique des techniques. Les papiers aussi ont une place importante. Leurs stries, leurs hachures, leurs nervures et leur grain participent à la mise ne place des compositions. Quel que soit son motif, et même quand il n’y en a pas, le papier scande l’image qu’il porte. Ainsi, le toucher des tirages peut avoir l’air d’être celui du pinceau à aquarelle, du bâton de pastel, de l’huile ou de l’encre. On s’imagine les toucher et les caresser. De là naissent des images souvent extrêmement simplifiées où gestes et poses aux airs si graciles sont magnifiés par la technique. On imagine mal les difficultés endurées par les modèles et les feuilles prises au vent, tous ces éléments sont oubliés dans un flou qui brouille l’acuité de notre regard et le pousse à se perdre.

Si au début on s’intéresse fortement à ces détails périphériques, on finit petit à petit par ne plus être attiré par les titres et les cartels. On se laisse emmener de part les zones intenses, noires et lumineuses des photographies. On tremble avec le papier et glisse le long des joues et des brins d’herbes.

Les flous ont la vivacité des peintures impressionnistes, les paysages sont faits d’ombre et de masses appuyées les unes aux autres. Quand la couleur arrive, les liens avec la peinture se font encore plus étroits, la prairie évoque magistralement Gerhard Richter dans nos esprits. Et en même temps ces images nous renvoient constamment aux gravures et aux paysages antiques.

Heinrich Kühn photographie presque de la même manière ses amis et ses natures mortes, chaussures et fleurs, artistes et modèles. Face à lui tout est bon pour composer, il aime les paysages montagnards avec lesquels il peut se mesurer mais affectionne aussi l’intimité de son foyer, et les visages de ses enfants.  Et de la même manière il photographie des nus, une pleine salle nous en est proposée. Bien que pour la plupart ils aient un nom, Miss Mary, ils sont souvent anonymes. Leurs visages sont aussi pudiquement cachés que leurs chairs, précieuses, appellent à être enlacées. La maîtresse de maison et gouvernante qui pose pour eux est timide et jamais timorée.

À la fin de sa vie le photographe se détache un peu de la technique et s’adonne aux portraits de groupe. Au bord de l’eau, sur l’herbe et sous les parasols ces images ont le goût des pique-niques d’été. Le goût de la sueur des marches estivales, leur chaleur et leur odeur. Ces paysages tardifs sont de vrais plaisirs dominicaux.

Tout à la fin, les autochromes de l’artiste laissent son travail être envahi de couleurs. Celles-ci sont souvent telles qu’on les avait imaginées, intenses et irradiant la scène. De plus ces images sont projetées sur un grand écran, eu égard à leurs support qui s’y prête très bien. On ne sait plus alors si les œuvres sont du début du XXe ou du XXIe siècle.